Cours! Le train ne t’attendra pas…

 

Samedi. 10h02.

Un ruisseau lumineux envahit comme par miracle ma chambre. Il balaye la pièce à la recherche de sa prochaine victime. J’ai pourtant bien fermé le rideau afin d’être dans le noir le plus total. Etrange, vraiment très étrange ! De toute façon, cela ne m’empêchera pas de dormir. Je n’ai pas envie de me lever. Mais, le bouquet rayonnant est de plus en plus pénétrant. Il n’arrête pas de flirter avec mes yeux. Où que je sois, il s’acharne sur moi… Il ne me laisse pas une minute de répit. Il est coriace. Je finis donc par déposer mes armes. Il a gagné une bataille mais pas la guerre. Finalement, je me réveille la tête presque comme une citrouille… Puis, le ru lumineux disparaît…

Je me lève avec beaucoup de difficulté : je suis comme paralysé. Je ne suis pas maître de mes membres. Mais, après un combat difficile, ça y est je suis debout. Je me dirige, le torse nu, vers la salle de bain. J’ai les yeux qui continuent à fourmiller : je ne vois pas très clair. Je mets mes lunettes. J’ai le cerveau troué comme un gruyère. Je m’attarde un moment sur un détail insignifiant : ma chaîne autour du cou qui représente Saint Christophe – Saint Patron des voyageurs. Puis, un déclic. J’ai quelque chose à faire aujourd’hui mais quoi donc ? Ah, zut ! J’ai oublié. Oh, ce n’est pas trop grave. Ça me reviendra plus tard…

10h32.

Le ventre creux, je prépare mon petit-déjeuner. Mais, sans prévenir, un vieux souvenir s’incruste dans mes pensées matinales. Je pause ma main sur ma chaîne et tout à coup tout s’enchaîne…

Flash-back.

Mon arrière-grand-père venait tout juste de nous quitter tôt au petit matin. Il semblait dormir paisiblement sur son lit. Il avait 92 ans ! Un bel âge pour un homme qui se portait encore bien.

Mon pépé m’avait légué cette vieille malle baignée par la pénombre. Elle contenait une multitude d’objets aussi insolites les uns que les autres : des trésors insoupçonnés. C’était somme toute mon unique héritage.

Je me souviens du jour où je lisais encore le journal de mon arrière-grand-père tout chaud entre les mains… Depuis tout jeune, j’étais fasciné par les histoires hautes en couleurs qu’il me racontait au coin de la cheminée. Il faisait souvent référence à la légende de ce train qui était la passerelle entre plusieurs dimensions.

Mon carillon sonne onze heures.

Je me dirige vers ma bibliothèque : un journal jauni dort là en attendant qu’un visiteur veuille bien le lire. Ainsi, je tourne chaque page avec tendresse… Je me saisis de chaque mot et j’avale l’encre qui s’installe dans les bras de mes pensées : « Un mystère plane au-dessus d’un train fantôme pas comme les autres. La légende veut qu’il transporte ses voyageurs vers une destination jusqu’alors inconnue ! Il y a un départ tous les troisièmes pleines lunes de l’année bissextile une fois par siècle… Il est important d’être à l’heure si on ne veut pas rater la plus formidable des aventures humaines. »

11h13.

Tout en lisant, une pluie d’images de mon enfance naît au plus profond de mon âme… Un moment donné, je trempe mon regard sur une page en particulier. Sans attendre, j’y plonge mes yeux noyés par l’émotion: « Cette nuit, lors de ma petite virée nocturne dans la forêt de Brocéliande, j’ai aperçu dans le ciel un signe qui m’a conduit à une caverne bien singulière. Jamais, au grand jamais je n’avais vu pareil lieu empreint d’une chaleur si hospitalière. Ma curiosité étant ce qu’elle est, je suis rentré dans la caverne. Au fond, une sorte de porte entrouverte laissait place à un long escalier en colimaçon conduisant à un couloir étroit… Puis, ma torche commençant à donner quelques signes de faiblesse, j’ai donc décidé de faire marche arrière. Soudain, un miroir m’a fait face. Non ! Ce n’est pas mon propre reflet que j’ai vu mais celui d’un jeune homme. Je t’ai reconnu mon très cher lecteur… Un livre ancien est sorti du miroir. On m’a annoncé qu’il doit absolument être ouvert qu’à l’âge de tes vingt-trois ans. On raconte qu’il renferme les secrets du train fantôme.»

D’ailleurs, le vieux manuscrit séjourne encore dans cette malle rongée par le temps, attendant que je lui redonne vie le jour J.

Il est 11h43 à l’horloge de ma cuisine.

En plein petit-déjeuner, je quitte un instant mon bol de café. Je cherche partout ce fichu ouvrage. Je vais dans le grenier pour y trouver ce vieux coffre : rien ! Il faut absolument que je mette la main dessus. C’est devenu une nécessité. Peut-être que mon arrière-grand-père y avait dissimulé une carte au trésor ! Le coup du train qui entraîne ses voyageurs vers une destination inconnue. Je n’y crois plus. Je pense que c’était une façon à mon cher aïeul de nourrir mon imagination ou bien tout simplement de me dire au revoir. Et comme je suis discipliné, j’ai attendu mes vingt-trois ans pour lire le manuscrit… Ah, le voilà ! Bon, ben c’est le moment de l’ouvrir ! Je ferme les yeux. J’ai le cœur qui bat la chamade : c’est vraiment très émouvant. Que recèle-t-il donc ?

13h37. Surprise…

A peine aies-je le temps de dire ouf, que des lettres se dessinent et se peaufinent comme si une main invisible écrit de manière automatique. Puis, stupéfiant. Au fur et à mesure que je glisse mes yeux sur le livre, ils galopent sur ses lignes imaginaires. Et un dessin prend forme. Je n’en crois pas mes yeux : un billet de train en partance de… Il est comme inscrit dans la peau fraîche du livre. Sur le coup, je le lâche. C’est impossible : un livre qui conjugue avec le monde imaginaire pour créer un monde bien réel. Je reprends mes esprits. Je lis sur le billet : la gare de Saint-Lazare à Paris. Puis, des lettres et des chiffres s’alignent comme le vent ayant découvert une page du manuscrit habillée de sable pour mettre en lumière une partie du message… Une date précise s’insinue dans chacune de mes cellules : le 13 Décembre. A en croire le grimoire, je dois prendre le train numéro 83251 à 20h23, voiture…

Je suis subjugué et envahi par un je-ne-sais-quoi qui m’invite vivement à prendre le train…

Les cloches de l’église de mon petit village sonnent en cœur quatorze coups.

Petite remarque : « Il faut éviter dès à présent de rompre le lien qui lie les deux mondes au risque de… » Le message qui se profile au fil de mes pensées me donne froid au dos. Apparemment, je n’ai pas le choix. C’est comme si chacun de mes faits et gestes s’écrivent à partir d’un journal de bord dont j’ignore l’issue. A partir du moment où j’ai ouvert le grimoire, ma vie ne m’appartient plus ! J’ai comme une mission à accomplir…

Puis le billet prend forme et il se détache du manuscrit qui rend une feuille blanche où s’écrit la suite de mon parcours du combattant… Je n’ai qu’un peu plus de six heures pour me rendre à la gare de Saint-Lazare à Paris. Pris par le jeu du destin qui plante le décor, c’est l’occasion pour moi de renouer avec l’aventure en quittant promptement l’appartement. Je n’ai pas le temps de faire mes bagages. Le temps m’est compté… Tant pis, je prends les rennes de mon destin. Plus une minute à perdre. Je cherche mes clés de voiture tout en enfilant mon pantalon, une tartine à la confiture entre les dents. Je file à vive allure dans le parking où m’attend ma chère Coccinelle. Dorénavant, je ne regarde plus en arrière. Je vibre au son du moteur de ma petite voiture et je sors de mon village de Saint-Pierre avec une soudaine envie de soulever des montagnes. Je roule vers cette inconnue, la pédale d’accélérateur à fond sur le plancher.

15h23. J’allume la radio.

J’arrive à proximité d’une bretelle, au sud-est d’une ville dont le nom s’efface déjà de ma mémoire, à quelques centaines de kilomètre des portes de la capitale… Ce n’est pas le moment de se tromper. Heureusement que j’ai mon GPS… Mais là, le trajet qu’il me propose est impossible. Une queue, dont je ne vois pas le début, m’interdit l’accès direct qui mène à Paris… J’ouvre alors le manuscrit magique qui me précise au fil de mes pensées l’itinéraire à emprunter. Puis, une bretelle se matérialise à ma hauteur. Je semble être le seul à la voir. Sans attendre, je me dirige vers cette sortie.

Quel con ! Je comprends maintenant pourquoi personne ne prend cette voie. Elle ne mène nulle part… Je m’éloigne en fait de Paris. Pourtant, le grimoire me murmure que c’est le bon chemin… Bon, suivons les conseils qui s’installent tranquillement donnant naissance à de nouveaux itinéraires. Ainsi, des directives se profilent… En fait, mon GPS n’est d’aucune utilité. Le manuscrit surnaturel semble me révéler sans faille le déroulement de mon aventure…

Je dois faire demi-tour et changer de tactique.

Plus que trois heures.

« Attention au verglas ! Soyez prudent sur l’autoroute… ! », Annonce l’animateur radio. De toute façon, je roule avec raison – pas plus de 160 Km/h. Je jette un coup d’œil à mon rétroviseur. Et là, aux armes ma frayeur, une armée de fourgons de gendarmes hurle, baignée par des gyrophares. Je crois que je suis fait comme un rat. Cette fois, ils m’ont eu. Je ralentis. Mais au loin, j’aperçois des ambulances qui accélèrent le pas. Encore plus loin, un panneau indique : « Accident sur l’autoroute A13… »

C’est bien ma veine. Une voiture vient de s’encastrer dans un camion après sûrement une perte de contrôle de l’automobiliste. Ce qui a créé un carambolage sur une centaine de mètres.

Le trafic ralentit. On passe au compte-goutte près de l’accident. Des gendarmes régulent la circulation. Pendant ce temps, les pompiers tente tant bien que mal de sortir un automobiliste de son véhicule. Il est apparemment inanimé. Ça court dans tous les sens. On assiste à un spectacle son et lumière. On lui fait les premiers soins de secours. Etrange : je reconnais la voiture. Il s’agit aussi d’une Coccinelle. Je suis soudain pris de sueur. Il y a du sang partout.

Le chant des sirènes raisonne dans ma tête comme un marteau-piqueur.

Plus qu’une heure et quarante-deux minutes.

Bizarre. Mais, je pense encore à l’accident qui m’a fortement marqué. J’ai depuis redoublé de vigilance. La vie ne tient qu’à un fil. C’est plus important que de louper son train.

Je suis enfin sur Paris. Je m’engouffre dans l’Ogre-ville. J’ai toujours été intrigué par le mystère par lequel était habité mon arrière-grand-père. Il disait connaître…

Oh, l’enfoiré… ! Il ne peux pas rouler comme tout le monde : à gauche ! Merde alors ! Bon, ce n’est pas le moment de s’énerver. Il faut que je me calme. Le temps m’est pourtant compté. Il coule comme un long fleuve qui installe ses troupes sans attendre…

Je regarde ma montre : 20h07.

Enfin, me voilà… Mais les places se font rares. Tant pis, je tente le tout pour le tout. Je me gare devant la gare. Je vois au loin un policier. Il s’approche. J’ai à peine le temps de lever mes yeux qu’il est déjà à ma hauteur. « Monsieur, veuillez vous garer ailleurs s’il vous plaît ! Vous ne pouvez pas rester ici. Vous savez lire : stationnement interdit. Pour cette fois-ci ça ira ! », Me signale le policier accompagné par deux de ses collègues.

J’obtempère, puis sans prévenir je sors de la voiture, laissant le moteur tourner. Je prends le grimoire. Je n’ai que faire du flic. Je suis pressé. Je file dans la gare. Puis au loin, j’ai comme une hallucination, je vois apparaître une sorte d’ectoplasme à la silhouette féminine qui vole au-dessus des gens sans que ceux-ci sentent sa présence. Elle est habillée d’un étrange costume blanc. Elle semble m’indiquer le chemin à suivre… Je la suis… Est-ce un messager comme me parlait souvent mon arrière-grand-père ? Son rôle est-il de m’aider à rejoindre cet autre univers ? Vous pensez que je suis naïf de croire de telles sornettes. Non ! J’ai bien la tête sur les épaules. Le livre qui est en ma possession en est la preuve irréfutable qu’il existe un univers parallèle…

Les trois flics me pourchassent.

Je n’ai plus une minute à perdre. Je ne peux pas me permettre de louper le train.

Plus que neuf minutes.

Je cours le plus vite que je peux.

Plus que huit minutes

Le grimoire en main, j’ouvre une page intuitivement. Puis, dans la continuité, les gens s’écartent. En fait, il me donne les clés pour me faufiler à travers cette marée humaine…

20h18 : J’entends le ventre du train gronder… Toute la mécanique se réveille.

Un flic fait mine au conducteur de train d’attendre le signal de départ…

Plus que cent mètres.

Voiture 20.

Voiture 17.

Voiture 13.

Je suis si près du but. Vite, il faut absolument que j’accélère le pas dans cette foule immense.

Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Ils sont là, à cinquante mètres. Ils sont maintenant une dizaine à me filer le train.

Chaque voiture est inspectée.

Malgré la foule, les flics n’ont pas trop de mal à me voir.

Voilà : voiture 7. Je m’y engage…

Je me fais tout petit. Puis, je trouve la place treize…

Etrange, mon grimoire s’ouvre sur une page comme le vent qui balaye les feuilles de l’automne… Un homme assez corpulent et imposant prend ma place. Dans, l’urgence, je prends mon courage à deux mains et je lui fais manger son foutu billet. Cet incident alerte les flics. Puis, l’homme s’en va et du coup bloque les flics. Puis, je remarque l’ectoplasme qui m’invite à m’asseoir… A peine me suis-je assis que je me sens tirer en arrière. Comme si quelqu’un me prenait par l’épaule. Je suis comme happé. Une milliseconde de perte de connaissance.

Le temps semble soudainement s’être arrêté. J’essaye tant bien que mal à regarder autour de moi. Je n’y arrive pas. Je suis comme paralysé… Cependant, je sens une main ferme et assez agressive sur mon épaule.

Etrange sensation…

J’ai le sentiment de rêver. Le train quant à lui avance. En effet, le paysage défile comme une longue pellicule. Où va-t-on ? Je vois des ombres qui m’appellent. C’est confus. J’ai envie d’en savoir un peu plus sur ce train fantôme qui m’embarque : là. Ailleurs.

« Où suis-je donc ? », Me dis-je au fond de moi-même. Je suis bien dans le train mais pas à ma place. Soudain, j’entends un sifflement dans mes oreilles : une voix sourde qui vient du fin fond de ma pensée. Puis, une voix féminine m’appelle : « Gweltaz !!! »

La petite voix s’invite au creux de mon réveil.

Le train accélère… J’aperçois une silhouette qui m’est familière : mon pépé. Il me sourit. Je lui souris… Ce moment d’intimité et de complicité s’efface pour laisser place à ma vie qui se déroule comme un tapis…

J’ouvre les yeux assez timidement.

Et, j’entends : « Il ouvre enfin les yeux… ! Regardez, c’est un miracle… »

Je suis dans une salle blanche. Je suis entouré d’une foule de curieux… L’un d’eux me dit : « Nous t’attendions depuis si longtemps… »

Puis une femme ne cache pas son émotion. Elle pleure de joie. Elle me chuchote à l’oreille : « Je t’aime »

Je reprends tout doucement mes esprits.

Etrange. Tout à coup – allez savoir pourquoi ! –, la foule se dissipe comme un nuage balayé par le vent. Au fur et à mesure que mes yeux s’habituent à la lumière, la pièce semble se vider. Je mesure avec effroi le vide qui s’installe. Mes souvenirs d’antan s’effacent une fois de plus. Des souvenirs déguisés par mon inconscient qui me rappellent que je suis encore ce que je suis : un être humain, à deux détails près.

Mais, le Samsâ – une drogue injectée dans les circuits neuroniques de mon cerveau – ne fait plus aucun effet. Je ne comprends pas. Mon cerveau est pourtant connecté. Le fluide est mon seul lien avec mes souvenirs. Un tant soit peu libéré du monde réel.

Je ne me sens pas prêt à quitter le monde virtuel. Je veux revoir mes derniers souvenirs. Mais, je ne dispose plus assez de Samsâ. De nos jours, c’est devenu une denrée rare. Maintenant, je redoute le monde des morts-vivants ; dans cette société qui vous suce jusqu’à vous inscrire dans une liste d’attente, un numéro de série. Comme je regrette de ne plus être un humain mais un simple tas de ferraille prêt à être recyclé. Encore et encore.

 

Emorizo, alias F. Ménez

 

Copyright © Tous Droits Réservés, Extrait de « Rendez-vous insolites avec le destin » (2009), F. Ménez-2020

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