Un repas de la haute société

Le regard posé sur la rue, je contemple les allés et venus de ces riches bourgeois qui roulent les mécaniques et se donnent un style à la démesure de leur stature et leur statut. On dirait des marionnettes dans un petit théâtre.

Tout d’un coup, je sens comme une présence derrière mon dos.

– Eh, vous ! Venez voir par ici ! M’interpelle une voix sortie du fin fond des âges.

– Oui, monsieur ! Réponds-je, surprise, en me retournant avec discrétion.

L’homme semble avoir traversé des siècles avec toujours ce même sourire. Il me demande brutalement, d’une voix grave, alimentée depuis des années au cigare cubain :

– Dîtes moi tout, Mademoiselle ! Que me vaut l’honneur de votre visite ?

– Euh. C’est vous qui…

– Ah oui, vous êtes Blandine. Une petite française bien élevée…, me coupe ce Monsieur aux grands airs. Ça tombe bien que vous soyez là ! Je cherchais une cavalière pour ce soir. Que diriez-vous, si je vous invitais pour dîner chez Sir Jefferson ? Je lis dans vos yeux toute l’excitation d’une telle soirée ! Dit-il, sûr de lui.

– Oui, monsieur ! Consentis-je, mais alors, sans conviction.

Comment inviter une femme à un dîner ? Réponse : cela dépend ! Dans mon cas : j’étais convoquée pour une soi-disant réunion. Une pensée entendue arrivée trop tard dans mon élan…

L’homme est riche et hautain. Il aime parader avec de jolies femmes. En l’occurrence, moi : sa dernière secrétaire en date. Je ne suis là que depuis trois jours. Aies-je le choix de refuser ou non l’invitation de Monsieur le Président ? La réponse est bien sûr : non ! Si je ne l’accepte pas, je passerai pour une idiote écervelée !

Tout se passe pour le mieux. Sir Jefferson lève un verre de Champagne de Grand cru à la main. Et, il remercie ses convives d’avoir répondu à son invitation. Sans compter que parmi eux se trouve Peter Michman. Michman est en effet Président-directeur général de la prestigieuse Michman Society. A ce jour, il détient près de quatre-vingt pour cent des parts du marché mondial sur le produit-phare : des dynamites biomoléculaires et, fait surprenant, de haute nanotechnologie. Il contrôle d’une main de fer son riche patrimoine. Il le doit surtout à un cousin éloigné mort trop jeune pour exploiter le filon : une soi-disant dynamite quantique.

Sir Jefferson fait un élogieux discours dans la plus pure tradition anglaise. Il manifeste un certain talent d’orateur quand il s’agit de plaire à ses pairs : une aristocratie imbue d’elle-même.

Puis, il invite ses convives à s’asseoir autour d’une magnifique table en marbre, finement et joliment sculptée. Les pieds sont en forme de pattes d’éléphants. Les couverts sont en or et incrustés de saphir. La vaisselle est en faïence décorée avec les armoiries de la famille Jefferson. N’oublions pas les verres qui brillent de mille éclats.

Tout va pour le mieux ! Le repas est succulent. Le petit comité est ravi par les différentes saveurs qui habillent et accompagnent les différents plats. Sir Jefferson a vu en grand : le buffet est à la mesure de la bourgeoisie anglaise.

Puis, vient le dessert : un immense gâteau. Il a sûrement fallu beaucoup de savoir-faire et d’ingéniosité pour être arrivé à fabriquer un tel gâteau. Il est construit, telle la tour Eiffel, sur plusieurs étages. J’ose à peine imaginer le nombre d’heure qu’il a fallu aux trois plus grands pâtissiers d’Angleterre pour confectionner un dessert aussi technique. Il est recouvert d’une crème fraîche. Ainsi, il paraît pyramidal aux allures très allongées au bout. Au sommet, on y a déposé une bougie en forme de dynamite. La tour est juste posée en face de Michman et il en est ravi à en voir à la loupe son rictus hautain.

Quand tout à coup, Sir Jefferson, le maître des lieux, se met à chanter : « Happy birthday to you, happy birthday to you Mister the President… » Et, tous les autres invités fredonnent en cœur ce refrain. Assez vite, ils se laissent emporter, abandonnant corps et âmes sur ce navire en ivresse. Et en un instant, on dirait une chorale tant ils y mettent de la force, de la conviction : un chant vraiment très profond…

Séquence émotion : une larme glisse le long des crevasses rongeant le vieux visage de Michman. Je dois l’admettre : je suis moi-même émue par tant de beauté gutturale. Un vrai hymne à la joie. Que Ludwig Von Beethoven aille se coucher. Comparée à ce chant mélodieux, sa neuvième symphonie n’a pas sa place dans le hit trois des meilleures reprises de cette charmante bourgeoisie. Non, là, je déconne ! C’est vraiment pitoyable. Et, cela m’amuse beaucoup…

Je fais mine de me fondre dans cette marmite en ébullition. Je n’ai pas le choix. Michman m’a à l’œil. D’ailleurs, tous les regards se fondent sur nous. Un beau couple qui accouche ou devrais-je dire affiche la réussite de ce cher Michman. J’évite de peu, avec courtoisie, un baiser volé. Cette fois, je l’ai échappé belle. Mais, les rapaces tournent autour. Je rends, avec politesse et surtout avec hypocrisie, le sourire de ces dames au regard mielleux voire jalouses.

Je sens que la nuit va être courte.

Puis, par magie – allez savoir ! – un événement improbable a lieu sous mes yeux. Est-ce le signe de la fin de mon calvaire ? Je ne saurai le décrire. Je reste un bon moment en mode observation. Mes pensées sont comme habitées par cette curieuse chose qui se faufile entre les jambes des convives. J’ai à peine le temps de voir ce que c’est, tant l’intelligence de ses mouvements manie la fluidité avec aisance. Soudain, elle disparaît sous le chapiteau de la cathédrale-pâtisserie.

Une minute s’écoule. Elle me paraît une éternité. Je m’ennuie. Je redoute la suite des événements : coucher avec le Président-directeur général Michman.

Au moment de croiser le fer de nos regards… une chose immonde sort le bout de son nez tout rose du gâteau. Personne n’y prête attention, sauf moi. En effet, ils sont occupés à rendre hommage à Peter Michman. Pour ma part, je n’ai que du dégoût. Puis, la chose sort. Il s’avère que c’est… Non, ce n’est pas possible ! Pas ici, là maintenant! Je me demande comment la chose s’y est prise pour rentrer dans le gâteau incognito !

Une riche héritière commence à hurler au regard de cette chose pourtant si inoffensif. Elle semble une folle agitant les bras comme un moulin à vent. Elle m’a l’air si ridicule et un brin amusante. Certes, c’est vraiment : comment le dire ? Si inattendu et je l’avoue : immonde. Mais, de là à vociférer des paroles incongrus. Elle en oublie un instant qu’elle fait partie de la haute société et qu’en cela elle se doit de garder de bonnes manières.

A ma droite, un homme chauve comme un chat siamois, le baron de Monchoeufroix, se lève et panique. « Oh, mon Dieu ! Une bombe ! Une bombe… ! Vite sortez », Crie ce dernier. Il est aussi blanc qu’un ectoplasme. C’est plutôt lui qui me fait peur !

Finalement, je regarde la scène avec amusement. L’innocente souris sème ainsi la zizanie au sein de la cérémonie. Ça court dans tous les sens, jusqu’à en oublier l’élément déclencheur.

Je savoure ce moment. Les bourgeois sont tournés au ridicule.

Quant à Michman, il regarde avec fureur son hôte Sir Jefferson. En effet, il est victime de la prise d’assaut d’une simple souris sur son costume trois pièces. Elle lui a sauté dessus en faisant fi des bonnes manières aristocratiques.

Avec un minimum de politesse, tout en gardant mon sang-froid, j’attrape la souris par la queue et sort de la table en m’excusant auprès de Michman. En fait, cela tombe bien. Je profite de cet interlude pour me défiler à la douce de ce dîner ô combien divertissant.

Je sors de la demeure, la souris s’agitant dans tous les sens, comme une folle sûre du destin qui l’attend.

Elle a raison de cogiter. De l’autre côté, mon cher Dagobert, qui me suit partout, raffole des souris à la crème fraîche saupoudrée de caviar. Et oui, il paraît que c’est délicieux. Je vais la lui apporter avec enthousiasme. J’ouvre mon sac à main, loin des regards indiscrets. Ce précieux présent lui fait plaisir. Je le vois dans ses yeux sans paupières et à ses pupilles rondes.

En tout cas, ce n’est pas une soirée si gâchée que cela pour Dagobert qui avale la souris d’une seule bouchée…

Sauf, que là, je ne rigole plus…

Mon Dagobert a avalé de travers.

Il s’étouffe.

La souris était bien plus grosse que son ventre.

Remarque: Participation à des concours de nouvelles

Emorizo, alias F. Ménez

Copyright© Tous Droits Réservés, F. Ménez-2016

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