
Le couché du soleil avait rendez-vous avec la lune. De minute en minute, la pleine lune – à moitié cachée par une armée de stratus – et les lanternes prenaient les armes et commençaient à habiller les quartiers de Brest en cet automne qui tombait en larmes. Ainsi la bruine naissante donnait à la ville son caractère unique. En particulier dans la rue Guyot où quelques habitants, bien éméchés, déambulaient comme dans un navire perdu en plein océan.D’ailleurs, en début de soirée – tous les jours à la même heure –, un curieux manège prenait naissance au pied de l’escalier du Bras d’or qui reliait depuis 1771 la rue Louis Pasteur – nommée la Grande Rue avant 1907 – et la rue de Siam – appelée ainsi suite à la venue à Brest des ambassadeurs de Siam en 1686.
En effet, un mystère planait au dessus de la rue Guyot. Dans le prolongement de la ruelle, le fantôme d’un homme d’un certain âge venait fréquemment fumer sa pipe. Au bas de cet escalier acrobatique – près de quatre-vingt marches assez glissantes –, les passants le dévisageaient. Ils lui prêtaient des intentions de voyeur et des manières assez incongrues. Il est à noter que dans l’étroite rue, de longues maisons de types hollandaises arboraient les lanternes. Elles signalaient en particulier aux quelques matelots, ayant fait escale, la présence de ces petites alliers. En cette saison automnale, des vagues d’hommes et d’adolescents déferlaient dans la rue Guyot en dévalant le grand escalier. Ils éteignaient le silence de la nuit en pêchant des yeux doux les filles. La plupart d’entre elles étaient à peine majeures. Quant au fantôme, il se délectait de ces jeunes filles qui animaient la rue. D’ailleurs, elles maraudaient au dessus en lui dévoilant largement leurs charmes.
Qui était ce fantôme? D’où venait-il ? On l’ignorait. Certains le nommaient le Commandant car il avait élu domicile au pied de l’hôtel Saint-Pierre – siège du commandement de la marine – qui faisait face à l’escalier du Bras d’or. C’était surtout ses vieux vêtements d’officier de la marine qui le trahissaient. De plus, personne n’avait jamais vu son vrai visage. Il s’effaçait derrière un écran de fumée grisâtre dans ce quartier mal famé de Brest… Ceci étant, nul n’osait le déranger dans ce silence de foire. Cela n’aurait fait qu’enfler une légende qui se tissait au gré des commérages qui circulaient dans le vieux Brest.
En effet, certains brestois, parmi lesquels un borgne et ancien matelot, racontaient que : « Le Commandant fut en son temps un grand officier. En fait, on le croyait disparu, avalé par une armée de houles, durant une des nombreuses batailles qu’il avait livrées sur la frégate Saint-Georges. Mais un jour, il réapparut tel un fantôme des mers. Il avait l’air blafard, les yeux vitreux qu’on avait peine à soupçonner derrière un masque de fumée. Le décor glauque se prêtait à son allure de mendiant. » Cependant, des doutes subsistaient. Etait-ce réellement le Commandant Yann Q. qui se cachait sous ces habits de misère ? Une chose était sûre : pour la marine, Yann Q. était bel et bien mort et enterré au regard des obsèques rendues en son honneur. Sa mémoire ne pouvait être entachée par un intrus qui se montrait sous les couleurs de la Marine de Napoléon III… Si tel était le cas, le Commandant n’aurait pas loin de quatre-vingt cinq ans !
La présence quotidienne du fantôme attirait pourtant les plus curieux qui, après une soirée en bonne compagnie et l’alcool qui coulait à flots dans leurs veines, s’invitaient aux pensées du Commandant. Ceci malgré l’odeur infecte qu’il dégageait : un mélange d’alcool et d’autres substances non identifiées. Sans compter sur la froideur du personnage. En effet, il maugréait sans cesse sur un ton donné.
De temps en temps, les filles de mauvaise vie l’invitaient à passer un bon moment dans les chambres maquillées de pauvreté. Le spectre refusait souvent de les accompagner, préférant rester dans son escalier. C’était son territoire. Il les observait du regard comme un loup aux aguets selon la légende urbaine.
Le vieil homme errait le long de l’escalier du Bras d’or. Il se montrait plutôt agile malgré l’âge qu’on lui supposait. Il paraissait survoler les marches. Cela était assez déroutant. Attirer l’intention sur lui, était une stratégie qui un jour s’avèrerait de bon augure. Et, par moment, il savait être discret. Mais parfois, son masque lui collait à la peau : cela l’irritait.
Une nuit, une prostituée de plus fut sauvagement assassinée… On l’avait découverte nue et poignardée de plusieurs coups de couteau sur l’escalier du Bras d’or. On accusa tout de suite le Commandant qui était comme l’ombre de la rue Guyot. En effet, on l’aurait vu la veille en compagnie de la victime. La rumeur circulait et s’amplifiait dans les artères de la ville. Ce qui surprenait les habitants incrédules, c’est que le fantôme du grand escalier clamait sans ambages son innocence à qui voulait l’entendre. Pourtant, selon de nombreux témoignages, on avait retrouvé sur la scène du crime la pipe spécifique au Commandant. En effet, elle était blanche comme sculptée dans de l’ivoire. Cela rendait presque fréquentable le vieil homme. En fait, une enquête avait été orchestrée de manière à confondre le Commandant dans ce meurtre gratuit. Quelqu’un semblait vouloir le faire disparaître…
Le jour suivant, on l’emmena dans l’austère bagne, qui dominait le port du long de ses deux cent cinquante quatre mètres, en attendant d’être jugé devant un juré populaire. Parmi les autres bagnards, il essayait de faire bonne mine. Heureusement que l’âge, qu’il paraissait avoir, joua en sa faveur. Mais au regard de sa réputation qui le précédait, de toute façon nul ne se risquait à l’aborder de peur d’être la prochaine victime du monstre. D’ailleurs, on pouvait lire sur son long visage, ridé par le temps, une expression diabolique. Cela ajoutait au mystérieux Commandant une note de terreur.
Le surlendemain matin, après son jugement rendu publique, le forçat fut condamné à la peine capitale : la guillotine ! L’exécution était prévue à titre exceptionnel la semaine prochaine dans l’euphorie générale. Le peuple avait faim de vengeance. Il s’impatientait derrière le rideau de la justice.
Le mercredi suivant, tous les brestois s’étaient rassemblés sur la place principale pour assister à l’exécution du plus grand criminel.
Mais dans un élan de fauve aux abois, un cavalier essayait de se fondre dans la foule et hurla : « Au nom de la loi, ne bougez plus… ! » Certains s’écartaient sans avoir réellement le choix au risque de passer sous les sabots du cheval. Au regard de cette mer humaine qui se coupait en deux, le bourreau fut interloqué par l’énergie portée par le dignitaire. Il était à deux doigts d’enclencher la guillotine après que ses aides eussent fini de préparer le meurtrier pour l’abattoir. Dont deux aides avait lié les mains et les pieds du monstre, et un troisième s’était occupé de l’emplacement du panier pour bien recevoir la tête. Le bourreau attendit l’ordre d’exécution de l’autorité de Brest. Mais, le haut dignitaire prit aussitôt la défense de son poulain sans pour autant dévoiler son identité. Sans cela, la mise à nue de la mission qu’il s’était vu confiée aurait été une catastrophe pour démasquer le vrai coupable. On relâcha in extremis le Commandant de la mort faute de preuve suffisante. C’était l’émoi dans la rue Guyot. Certains soupçonnaient un complot, lequel semblait vouloir déstabiliser la petite communauté des prostitués et de leurs clients habituels.
Toutes les victimes ont été retrouvées sur l’escalier du Bras d’or. Ce qui laissait à supposer qu’il s’agissait d’un crime rituel perpétré par un tueur en série. D’ailleurs, ce dernier courrait librement dans la ruelle de Guyot. En fait, on lui prêtait les traits de caractère de l’illustre et non des moindres Jack l’éventreur au regard de ses crimes sauvages. Le scénario collait. De toute évidence, on avait affaire à un copieur. La mise en scène était une signature parmi tant de fanatiques. Apparemment, toutes les nuits de pleine lune, l’assassin se mettait à l’œuvre sans que nul ne le visse.
Le Commandant continua son manège : fumer sa pipe au bas de l’escalier qui prolongeait la ruelle Guyot. En fait, l’homme était un membre de la police qui cultivait le mystère pour mieux se fondre dans le décor. Même s’il avait failli passer de vie à trépas.
Le mois suivant, l’ancien forçat sauva une prostituée d’un client mécontent qui se mit à la battre avec violence tard la nuit. Le Commandant courut vers l’homme. Il l’interpella en lui assénant plusieurs coups sous la rage. Il prit à cœur le meurtre de déjà quatre filles de mauvaise vie. Après sa mission réussie, il enleva le moulage de son visage artificiel dans le plus grand secret.
Enfin, le faux client avoua ses crimes devant la police après que celle-ci eusse trouvé en sa possession une arme blanche : un opinel. Ce couteau avait en effet déjà servi pour taillader les prostituées victimes d’un fou furieux. Mais, au dernier moment – face à la mort –, il réfuta toutes accusations en sa personne. Selon lui, un homme l’aurait payé cher pour pouvoir nourrir sa famille. Il sera quand même guillotiné sur la voie publique au regard de l’horreur et la haine qu’on pouvait lire sur les visages des amies des victimes.
En hommage au Commandant pour l’arrestation du meurtrier de quatre prostituées, le grand escalier du Bras d’or porta son nom.
Mais, trois mois plus tard : un nouveau meurtre fut commis dans l’escalier du Commandant… Dans l’ombre, un riche et influant bourgeois se délecta de son œuvre… inachevée.
Emorizo, alias F. Ménez, extrait de Rendez-vous insolites avec le destin (2009)
Nota Bene:
- Participation au concours de nouvelles en 2009 (organisateur: Librairie Dialogues à Brest) en référence à des faits réels;
- Photo ultérieure à l’histoire du récit et trouvée dans les Archives Municipales de Brest. Il s’agit d’avoir une idée de l’escalier du Bras d’Or ou escalier du Commandant.
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